Rencontre avec Carles MAS, maître à danser, directeur artistique de la Compagnie Baixadansar :
-Carles Mas, qui êtes-vous ?
-Je suis un danseur et un musicien ; je me suis beaucoup intéressé aux pratiques de la danse et de la musique de danse. Je suis très attaché à l'étude et à la pratique, à la transmission de formes de danse, ce qui implique aussi la réflexion sur la transmission de la musique de danse. Ça m'intéresse beaucoup, tout ce qui touche à la musique en mouvement, la musique en mouvement. Et donc je « viens » d'une pratique, d'une connaissance assez poussée, et pour moi très importante de la pratique de la tradition orale : et c'est la recherche de sources de changements, de contexte de cette culture de la tradition orale, qui m'a amené tout droit, il y a déjà quelques années, à l'étude des sources anciennes de la danse et de la musique de danse.
-Qu'est-ce qu'un maître à danser ?
-Pour moi, cela évoque énormément de choses, et il est vrai que je m'y sens très identifié, dans cette fonction sociale. C'est-à-dire que je crois que c'est plus qu'un artiste, parce que pour moi le maître à danser n’est pas exclusivement propre à la culture de la Renaissance, ou du Moyen-âge. La fonction du maître à danser ou de l'artiste ne s’inscrit pas uniquement dans les cultures de la tradition orale. Pour moi, le maître à danser, c'est un engrenage de plus, c'est une pièce fondamentale dans une certaine culture, et je pense que cela peut l'être aussi de nos jours, dans ce sens qu’ un maître à danser, c'est quelqu'un qui va faire cristalliser autour de lui, via les répertoires musicaux, chorégraphiques etc. , des pratiques collectives, des “pratiques” dans un sens culturel très large, je pense.
C'est comme cela que je conçois la société : c'est-à-dire une société, une communauté qui a des pratiques collectives, qui pratique la danse collective, qui pratique le chant collectif, qui pratique la musique de façon collective, et individuelle aussi, ce n'est pas rédhibitoire. Donc, j'ai observé et étudié la fonction de musicien qui s'inscrit ou qui a été inscrit dans la pratique collective d'un certain milieu et tout le temps j’ai constaté que ce musicien-là est bien plus que juste un musicien, à la façon dont la culture savante, dont la culture urbaine se représente le fonctionnement de la société rurale, par exemple, ou d'autres milieux. C'est-à-dire que l'on constate qu'un maître à danser, qui est en même temps musicien, de façon évidente, de façon incontestable, de façon naturelle aussi, le maître à danser c'est quelqu'un qui n’est pas un artiste individualiste, pas un artiste « romantique », pris d'inspiration par les Muses (rires). C'est un vecteur de transmission et c'est un générateur de pratiques collectives qui passent par lui.
-Un générateur de liens sociaux ?
-Qui passent par lui. Et cette culture-là, elle passe par lui, elle se réactualise constamment, elle s'adapte constamment aux changements de la même société qui génère ces changements et qui génère ces pratiques-là, et moi j'aime bien cette idée-là, de l'art au service de la réactualisation de la pratique collective, au service de tout ce qui génère le positif dans une société, le fait de pratiquer ensemble, danser ensemble, chanter ensemble, de façon naturelle, pas artificielle ! Et pour moi le maître à danser a un rôle à jouer, parce que c'est le spécialiste de ce répertoire-là, ou de ces formes... Ces formes, c'est plus que du répertoire ! Le maître à danser, c'est un spécialiste de la compréhension de formes, et de la façon dont la réadaptation peut se faire, pour que la société bénéficie de cette pratique-là.
-Donc la danse a une fonction sociale.
-Ah ! c'est évident !
-Ce faisant, elle a des implications philosophiques.
-Bien sûr, bien sûr ! Après, cela dépend du contexte, mais je ne conçois pas la danse juste comme un objet d'art. La danse en elle-même, la pratique de la danse, la danse n'existe pas tant qu'elle n'est pas incarnée dans un corps, On reste dans l'imaginaire, tant qu'elle n'est pas incarnée dans une personne, dans un groupe, dans une collectivité. Et donc la danse n’est reconnaissable seulement qu’à partir de ces multiples variantes, de la façon dont elle s'inscrit dans chacun des corps, dans chacune des personnes. Donc évidemment, ce qui relève de son analyse, de la difficulté de son analyse, c'est justement cette variabilité qui ressemble à la diversité du monde, à la diversité de la société : parce qu'elle est incarnée à chaque fois différemment quand on la regarde de près. Ce n’est pas juste ce que nous expliquent en général les traités de danse, des points communs au niveau de la structure du mouvement, du placement dans l'espace, du placement dans le rythme. Mais après ?
C’est là où les études des pratiques traditionnelles sont très très enrichissantes : on constate que si l’on peut se représenter un archétype du genre de danse concrètement, cela reste quand même un archétype qui relève de l'addition à l'infini de plusieurs exemples fragmentés.
Mais cet archétype-là n'existe pas au fond, c'est une addition des centaines de variantes et de façons différentes de prendre le mouvement, l'élan, le rythme, etc. Et c'est à objet-là auquel s'intéresse le maître à danser .On apprend beaucoup sur ce qui relève en même temps du commun, c'est-à-dire du commun de ce qui est partagé par toutes ces formes cristallisées dans des corps différents, et ce qui relève après de la capacité individuelle à les diversifier. On est constamment dans un monde qui est en même temps dans la pratique, et en même temps dans la construction de quelque chose de collectif, et c'est là où je pense que l’on touche à quelque chose de...
-De philosophique ?
-De socialement philosophique. C'est une pensée qui n'est pas forcément explicitée, c'est une pensée de la construction de la société, c'est une pensée de la danse ; bien souvent c'est une représentation de la structure de la société. Comment cette société-là se représente t’elle ? Par la danse, elle se projette dans la représentation, et je parle là d'une représentation philosophique, pas d'une représentation théâtrale.
-Est-ce-que vous pouvez nous parler du Ballet des Quatre éléments, le projet du lycée Poincaré ?
-Alors ce Ballet des Quatre éléments, c'est une trouvaille très intéressante. Nous sommes partis dans ce projet, grâce à vous, grâce aux connaissances littéraires et aux recherches littéraires qui ont donné le départ à ce projet. La partie très intéressante de ce projet, c'est qu'on est parti justement de ce poème de Ronsard, de 1564, qui raconte un ballet mascarade qui est réalisé à Bar-le-Duc dans ces années-là. L'intérêt de cette forme de « ballet mascarade », est d’être très centré sur le fait ( on le sait d'après les traités de danse, on le sait d'après les textes, les chroniques, les sources documentaires) qu'à cette époque-là justement il n'y a pas une grande différence entre ceux qui font l'art, ceux qui le représentent, ceux qui le conçoivent, ceux qui le pratiquent... Et ça c'est très important.
On est dans une culture humaniste, bien sûr, ce qui veut dire qu'il y a des formes communes et des structures communes à ces formes artistiques, à la danse, la musique, la façon de bouger, de danser, la façon de déclamer, la poésie, la langue déclamée, la langue poétique, la prose, la pensée musicale, le mouvement, la structure social. Cette culture est toute explicable et elle est logique : elle entre très volontiers dans une logique de « Proportions ». Ce qui est quand même le fondement de la culture humaniste, et de la pensée classique aussi, et qui dit, voilà : la Vie est construite de proportions, on trouve cette proportion dans la forme d'une feuille d'un arbre, dans la forme d'un escargot, dans la façade d'un bâtiment ! On trouve cette proportion dans la structure de la danse, dans l'harmonie, dans toute matière vivante ou inerte, on est dans la « Proportion ». Donc dans notre projet, concrètement, on est parti de cette idée de Proportion, car c'est un poème magnifique de Ronsard, qui est un exemple magnifique de proportion poétique !
Et donc on est parti de cette proportion poétique pour analyser des possibles scansions de vers, la scansion des vers a généré des structures rythmiques complexes. Ce n'est pas juste de la scansion scolaire, loin de là ! et cette scansion rythmique a généré des structures métriques. Là, on est pleinement dans le temps, dans la construction d'un temps, et d'un cycle rythmique. Ce qui, pour moi, était très intéressant dans ce projet (et je m'y attendais pas car c'était un essai) c'est quelque chose qu'on n'a pas trop fait dans la reconstruction de ce répertoire de danse : je me suis posé une question qui reste difficile, qui est : « Comment des formes poétiques, donc des formes très marquées par une structure métrique, par une structure récurrente de rimes, d'assonances, etc., comment ces formes-là sont plus ou moins en contact direct avec des formes de danse ? Alors, comment passe-t-on de la métrique poétique, de la structure poétique, au mouvement? »
Et c'est là que c'était très intéressant. Je fais une petite parenthèse, mais qui a beaucoup à voir avec cela : on a beau vouloir expliquer ces objets musicaux ou cet objet danse, tant qu'on ne s'est pas essayé à en faire de nouveau, on ne comprend pas tout. Je pense que cela c'est une grande leçon de ces exemples de travail ! C'est précisément quand on s'essaye à faire un sonnet que l'on comprend les contraintes et les élans que la forme génère, c'est bien quand on s'essaye à faire une bonne mélodie pour une pavane ou pour une danse quelconque que l'on comprend ce qui marche et ce qui ne marche pas. Donc en fait là , c'était très intéressant car je me suis posé cette question , voilà : ces quatre éléments qui parlent au roi , ces quatre planètes qui répondent, ce jugement de Jupiter, ils suivent tous une métrique poétique très nette, et je me suis rendu compte que cette métrique-là doit s'adapter assez facilement avec certains genres de danse exactement de la même époque, qui sont les formes, très concrètement : les formes musicales, et enfin plus que les formes musicales ! La forme poétique est une forme « choréologique », car c'est la sonorisation d'une forme de mouvement, l'un ne va pas sans l'autre ! C'est impossible de concevoir l'un sans l'autre.
Ce n’est pas qu'elles soient imbriquées, ce n'est pas cela ! C'est plus que cela. Un contrepoint dans une pavane, dans une allemande, dans un branle double, dans une gaillarde, on trouve des formes de danse dans la poésie. J'arrive à concevoir vraiment ce genre de répertoire ! Quelle est la bonne musique pour danser ? Je conçois que, en cela, la danse est une sorte de notation de la musique dans l'espace. C'est-à-dire « notation » dans le sens d’une inscription dans l'espace de ce qui est en train de se dérouler sur un plan temporel (la musique, le rythme, la carrure, etc.). Donc je conçois le Ballet comme une sorte de notion élargie de notation; évidemment ce n’est pas la notation sur le papier ! On inscrit dans l’espace le corps de la collectivité, du groupe de danse, le corps qui danse, on l'inscrit dans l'espace et on décrit exactement ce qui est en train de se dérouler dans le temps, donc par le biais d'une réunion temps/espace qui est très forte, et c'est ça la merveille de ce de ce répertoire, pour moi.
-Comment s'est passé le travail avec les lycéens ?
-A chaque fois qu'on amène ce genre de matières dans un cadre scolaire, dans un cadre comme celui du lycée Poincaré, c'est un pari que l'on fait ! Cela fait partie des paris culturels que l'on fait, que de vouloir inclure dans la formation des élèves des éléments si pointus et si spécifiques ! Je pense que c'est absolument nécessaire.
Je reviens juste un instant pour conclure sur la question précédente mais qui a beaucoup à voir avec la question actuelle. Que se passe t-il quand on est dans réunion si prégnante, dans une réunion temps/ espace (parce que c'est là, l'implication philosophique) ? Et bien, on est pleinement dans une matière où l'on va goûter, on va pouvoir ressentir cette réunion, cette logique, cette cohérence entre inscription dans l'espace du corps, du corps individuel, du corps collectif etc. et son sens rythmique, son sens, son inscription temporelle aussi. Donc on est pleinement dans les paramètres fondamentaux de l'existence, je pense. Et c'est là où c'est philosophique ! En même temps, cette réunion prégnante entre espace et temps, elle est fortement hors-contexte, parce que nous ne vivons plus dans une culture et dans une société qui vivent ces phénomènes-là avec naturel !
La culture occidentale, on le sait bien, et très souvent la culture scolaire aussi, et les conceptions que l'on se fait de la culture et de la société en général, sont fragmentaires, cloisonnées. On se dit qu’il y a des spécialistes de danse, des spécialistes de mathématiques, etc. ; le rythme, ce n’'est pas la mélodie, la poésie ce n'est pas la géographie… Par conséquent, travailler sur la grande cohérence que ces répertoires-là ont eu à la Renaissance, ce n’est pas seulement du passéisme, ce n’est pas seulement retrouver une culture mythique, une culture humaniste, pas du tout !
Travailler sur le « Ballet des Quatre éléments » c’est écouter, pratiquer, comprendre cette cohérence-là de nos jours ! Actuellement la culture occidentale divise les Arts, comme elle a divisé les disciplines scientifiques. Cette division-là bon, on fait avec ! Mais c'est un cloisonnement qui a empêché pendant très longtemps le discours entre les matières. Justement la culture humaniste nous démontre constamment que quand on raisonne, quand on ressent par l'espace, les langues, une phrase, la rythmique en terme de cette phrase-là, cette réunion entre espace et rythme, on est pleinement dans une cohérence, et on est en même temps dans la métrique scientifique, on est dans l'arithmétique, on est dans la proportion géométrique, on est dans tous ces éléments, et c'est pas par hasard que tous les maîtres à danser de la Renaissance étaient instruits par les plus grands géomètres et mathématiciens de leurs temps, comme Fibonacci, comme Fra Luca Pacioli ! Nos traités de proportions, sont en même temps des traités de musique et de danse ! Ce sont des traités de proportions, mais cette proportion-là est dans la construction de l'espace, dans la géographie, dans la description du monde, elle est dans la représentation que je me fais de l'arithmétique, du temps, c'est le rythme...voilà. Je reviens à la question de la « décontextualisation » et du rapport avec les lycéens, qui est une question importante.
En quelque sorte, je conçois ce répertoire comme un outil, parce que les lycéens, pour revenir à du très concret, ne sont pas socialement dans des pratiques collectives, en général, ni de la géométrie, ni de la science, ni de l'art. Et je crois toujours, à la vue des bienfaits que cela génère sur les personnes qui ont cette expérience-là, qu’il faut que je conseille vivement de générer des pratiques qui sont cohérentes avec ces paramètres-là. Je veux dire qu’il important qu'un lycéen ait , le long de sa formation, la possibilité de comprendre de façon vivante, de façon pratique, que la culture ne doit pas être conçue comme disciplinaire ou « interdisciplinaire » : ce mot lui-même montre bien qu'y a eu séparation avant ce terme ; les disciplines, les matières, autant scientifiques qu’ artistiques, sont liées, sont fortement liées, et n'auraient jamais dû être séparées ; sauf dans le sens d’une accentuation de l’analyse pour tout de suite en venir à l'écoute de ces disciplines-là dans toutes les autres. La formation de la jeunesse, la formation de la société, les pratiques culturelles, doivent être toujours ouvertes à la compréhension et à l'écoute de toutes les disciplines : de façon très concrète, qu'est-ce qu'un « phrasé de parade »,  « un phrasé de gaillarde » ? Cela représente quoi ? Cela ne représente pas seulement une suite rythmique, cela représente une façon d'être dans le temps, une façon d’être dans l’espace, puisque c'est dans un « concret ».
Cette pavane concrète-là, cette gaillarde-là, elles répondent à un tempo, et ce tempo-là est inscrit dans le corps, un des possibles du mouvement pour un corps humain. Et au moment où l'on s'installe dans un tempo différent , dans une pavane, ou dans une gaillarde par exemple, on est en train de construire un espace, on est en inscrit dans un espace qui est différent. Donc on transforme l'espace par notre regard, et par notre inscription dans un tempo différent. Et en plus, ce parcours- là dans l'espace est porté aussi par une métrique poétique, qui raconte une histoire, qui a un sens narratif, qui a un sens mythique aussi, parce qu'on touche à des mythes de représentation, la neige, les éléments, leur controverse, leur lutte pour le pouvoir…Par tout cela, on s'inscrit pleinement dans une tradition culturelle, profondément marquée par la philosophie de la pensée, par la pensée sociale, par l'héritage historique.
-Y a-t-il eu des difficultés avec les lycéens, pour leur offrir cet enseignement ?
-J'ai essayé, depuis quelques années, de transformer mon enseignement à partir de l'expérience de ce qui marchait bien dans la transmission de ce répertoire, de ce qui ne marchait pas. Et je me suis aperçu de quelque chose de fondamental, qui a transformé ma façon d'enseigner ou de proposer ce répertoire-là.... c’est quelque chose qui touche aussi à la matière. Je me suis rendu compte que, d’une façon complètement involontaire, spontanée, par notre histoire, dès que l’on pratique un art issu des cultures de tradition orale, l’on est trop marqué par cette séparation des arts, et l’on recherche des origines mythiques des choses , on met davantage l’accent sur des formes « enveloppes » de l’art.
Par exemple, quand, dans la sculpture ou dans le tableau d’une danse on ne voit que des pas ou des costumes, il y a un problème, parce que l’on va rester sur l’ «  enveloppe » : on n’est pas dans la compréhension du contenu ! Je me suis beaucoup attaché, dans l’expérience de la transmission de la danse ou de la musique, à ne pas transmettre une simple « enveloppe » ! Car j’ai constaté que la transmission de la forme extérieure ne marche pas du tout : cela donne quelque chose de vide, quelque chose qui été emporté par le vent très vite, qui s’efface très vite de la mémoire corporelle des élèves, de la mémoire de réélaboration des matériaux. Il faut aller tout droit au contenu ! Mais qu’est-ce que le contenu ? Qu’est-ce que le contenu en musique par exemple ? C’est là toute la question ! Travailler et être avec des lycéens, avec des jeunes ou avec des vieux, quelle que soit la population, c’est les mettre en mesure de réagir en tant que corps, réagir de façon, (c’est un mot que j’emprunte à la danse contemporaine qui m’a beaucoup aidé à réfléchir autour de cela aussi), « organique ». « Organique », c’est peut-être le mot le plus clair que je peux utiliser.
C’est mettre le corps de la personne en situation de réagir de façon naturelle. Qu’est-ce qu’il y a de fondamental pour le corps tant qu’on est dans la transmission ? Est-ce que c’est, par exemple, comme ce qui est important dans une mélodie ? Est-ce que c’est la justesse ? Le rythme ? Le rapport des intervalles ? Le mode ? En fait, il y a un « phrasé » qui est essentiel ! Ce phrasé-là est inscrit dans l’ancien répertoire : il est marqué par des réactions du corps au déséquilibre, à la gravité, à la récurrence des appuis, à l’organisation des appuis, c'est-à-dire à des paramètres qui sont fondamentaux , et qui sont restés fondamentaux même pour la danse contemporaine ! C’est là où, pour moi, il n’y a pas de différence entre « danse ancienne » et « danse de reconstitution », « danse de tradition orale » ou « danse contemporaine ». Avec les lycéens, on n’est pas dans la reconstitution, on est dans l’expérience sensible de ces formes de mouvement organiques, et ce ne sont pas des formes « enveloppes » !
-Dois-je comprendre que cela signifie que, naturellement, chaque lycéen, réagissant de façon « organique », sait danser une pavane ? C’est cela ?
-Le long de la formation ?
-Oui !
-Il ne s’agit pas uniquement d’acquérir une technique de « pas de danse » ! Pour en revenir au groupe de lycéens avec lequel j’ai travaillé, ce qui est intéressant, c’est que j’ai constaté qu’ en travaillant d’une autre façon, donc en générant des réactions organiques, les élèves , ces apprentis danseurs-musiciens, sont mis dans une situation autre que celle de l’acquisition d’une forme extérieure de la danse !Ils sont confrontés directement à l’équilibre de ce qui se passe, ils goûtent au déséquilibre dans sa situation verticale . Ils expérimentent corporellement ce qui se passe quand c’est déséquilibré, ce qui se passe quand il est récupéré, ce déséquilibre ! A ce moment-là, tous ces phénomènes, qui sont des phénomènes hors contexte culturel, (ce ne sont des phénomènes ni « renaissance » ni « baroque », ni « contemporains ») sont juste des phénomènes physiologiques. Le corps est mis en situation de réagir en tant que corps.
On constate qu’il y a des formes récurrentes dans la culture renaissance, dans la culture médiévale, dans la culture traditionnelle partout dans le monde, (la recherche ethnomusicologique nous apprend beaucoup). Il y a des dispositions dans l’espace, des structures métriques du mouvement qui sont récurrentes, qui sont communes à des pratiques dans des contextes autant synchroniques que diachroniques très éloignés apparemment. Finalement, on est toujours et partout face à des corps qui réagissent comme des corps.
L’expérience avec les lycées consiste à les mettre en situation de goûter au mouvement à partir de ces paramètres fondamentaux : on peut parler des  « universels du mouvement » , et c’est là où l’on retouche à nouveau à la philosophie ! Y a t-il des universels, des archétypes du mouvement ? Y a t- il des archétypes, des structures du mouvement générés par un corps humain mis en déséquilibre ? Parce que la danse, c’est l’art de gérer le déséquilibre ! Et le déséquilibre, c’est ce qui nous emmène au mouvement, à la découverte du monde ! Quand on « sort de soi », on est en déséquilibre, on y va et on est projeté dans l’espace ! On constate, par l’analyse des répertoires historiques en occident et par l’analyse de formes transmises par la tradition orale partout dans le monde, que ce soit dans la culture asiatique , la culture amérindienne, la culture africaine, la culture océanique, on constate donc des récurrences du mouvement, des organisations : on comprend beaucoup plus la profondeur de ces formes de danse et de musique même dans nos cultures occidentales apparemment si éloignées de ces fondamentaux.
-Comment concevoir le décor du Ballet des quatre éléments?
-Je pense qu’il y a énormément de possibilités ! Il faut d’abord s’interroger sur le sens d’une démarche : qu’est-ce qu’une démarche artistique ? On a tout intérêt à trouver des fondamentaux dans le mouvement, dans l’architecture, dans l’organisation de l’espace. Si l’on pense « décor » et « costume », il ne faut pas penser à quelque chose de l’ordre de l’accessoire. Or, le mot «  décor » a une connotation particulière actuellement. Je conçois pas du tout un décor comme quelque chose de « décoratif », mais plutôt comme quelque chose de fondamental. J’en reviens à cette idée très forte, très importante, de la cohérence entre mouvement et temps, c'est-à-dire entre « espace » et « être en mouvement ». Car danser, c’est être dans une construction de l’espace et c’est le regard qui participe de la construction de cet espace. Le groupe est dans une disposition de ronde ouverte ou fermé, dans une disposition en ligne, dans une forme géométrique quelconque, et c’est toujours le regard des danseurs qui génère un espace. L’espace n’est pas juste une entité, une idée qui est toujours là et quelque part dans l’espace ! Non ! L’espace est créé par notre regard, et c’est bien le regard des danseurs dans une situation de danse, de pratique de la danse, qui crée l’espace.
C’est pourquoi on a du mal à concevoir le répertoire de la Renaissance dans un cadre scénique du type théâtre à l’italienne : il y a un malaise profond qui s’installe entre ces formes de rondes, ces formes collectives qui créent un espace concret et une inscription dans un espace frontal propre à une représentation devant un public par exemple. Cela fait partie du pari aussi ! Parce qu’on a des contraintes de réalisation qui imposent un espace principalement frontal et il faut quand même qu’on arrive à faire vivre un espace qui est celui de la sphère. Chaque forme de danse représente un espace différent et on passe constamment d’une danse à l’autre : ce n’est pas du tout passer d’une forme musicale à une autre ou d’un pas de danse à un autre pas etc. On passe plutôt d’une sphère collective qu’on est en train de construire, à quelque chose qui est de l’ordre du linéaire, ou de l’ordre de la déambulation, de l’itinérance.
On passe aussi parfois, dans le Ballet, à quelque chose qui est de l’ordre du labyrinthique et tout cela sur des espaces complètement différents ! Le pouvoir de la danse et de la musique, c’est de passer de l’un à l’autre, et, en plus, dans cet espace, passer dans une récurrence du temps qui est très différente à chaque fois. Le tempo est transcrit dans le tempo des pavanes par exemples, et on doit absolument laisser de coté toutes les connotations superficielles, c'est-à-dire être, par la pavane par exemple, dans la représentation sociale de la noblesse. C’est vraiment de l’accessoire ! En revanche, ce qui m’intéresse , par exemple, c’est de comprendre pourquoi cette forme et cet espace représentés par la pavane sont si bien adaptés à la représentation de la solennité et de la noblesse ! Pourquoi n’est-ce pas l’inverse ? Ce n’est pas par hasard, certes, si certaines pratiques de la société ont développé à ce point la pavane, mais ma question porte plutôt sur ce qui a généré ce tempo-là et cette façon de s’inscrire dans l’espace. Qu’est-ce qui, corporellement, génère la possibilité de solennité ? Pourquoi corporellement, représente t- on une lenteur inscrite dans l’espace et dans un espace de déambulation pour l’adapter au propos de représentation du prestige de la noblesse, du pouvoir ? Car c’est une affirmation du pouvoir qui est très forte ! Et cette mascarade de Ronsard, le Ballet des quatre éléments, est bien au service du pouvoir ! La mascarade est prévue à des fins politiques d’affirmation du pouvoir ! On passe directement de la généalogie des dieux, de Jupiter, de la généalogie des éléments de planètes à la généalogie royale. Il s’agit d’un discours social très très fort de pouvoir.
Mais moi, je conçois la pavane qui va avec cela, comme une forme qui est en dehors de cela. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre des corps dans cette situation de lenteur ou de rapidité, pour la construction d’un espace, d’un volume concret et de me demander pourquoi cela génère telle ou telle impression. Donc je ne pense pas qu’il soit nécessaire de rester dans un cadre de reconstitution « historique » de décors comme il n’est pas forcément intéressant de rester dans un cadre de reconstituions de costumes du XVIème siècle. Le costume est, de nos jours, dans un contexte qui n’est plus celui de la danse et de la musique. Le costume a aujourd’hui une connotation très différente. Un costume du XVIème, malheureusement, serait une enveloppe vide de sens : on ne saurait pas le lire, on ne saurait pas le porter, on ne saurait pas l’habiter. C’est un des gros problèmes de  la tradition folklorique : nous a « appris » à penser un « folklore », dans les pratiques de la musique de la tradition orale, depuis le dix neuvième et tout au le long du vingtième. Ce « folklore » a généré une pensée autour du costume traditionnel, autour de l’uniformatisation de la danse etc., une pensée d’être en représentation corporellement pour danser une danse traditionnelle.
Cela m’est aussi insupportable que faire du théâtre pour danser costumé, une danse de la Renaissance. Pour moi, il faut surtout éviter d’être dans ce genre de représentation théâtrale. Donc, je conçois que l’on ne peut pas être dans cette cohérence entre espace, temps et corps si l’on est dans des décors ou des costumes. C’est dans un rapport au temps réel que nous devons penser le Ballet, pour être dans une cohérence non pas avec «  l’enveloppe » du poème, mais avec la construction d’un équilibre entre nous, le maître à danser, le maître des arts poétiques et littéraires, le maître des arts figuratifs, des arts scéniques, etc. J’ai envie surtout que l’on trouve un décor qui soit en rapport avec l’espace, qui soit une construction. Un décor qui soit chose matérielle, de l’ordre du statique, et chose qui arrive à respecter la présence de ces espaces dont je parlais tout à l’heure, et chose qui arrive à respecter le déroulement du temps propre à chaque danse. Cela peut être quelque chose qui soit de l’ordre de l’évocation de formes, de structures, plutôt que quelque chose de figuratif, de « décoratif » dans un sens péjoratif si l’on se borne à une « enveloppe » !
Ce qui est essentiel pour moi, c’est cette construction de l’espace qui est dans le regard des danseurs. On essaye de faire en sorte que nos lycéens, qui sont rarement dans cette construction collective du regard, se situent chacun dans cette construction collective. C’est ce qui est intéressant avec eux : ils acceptent d’être dans une ronde, or un rond, c’est une sphère . Les lycéens doivent s’interroger : «  Comment suis-je individuellement dans cette sphère ? De quelle façon je me comporte dans cette sphère ? Quel regard dois-je porter sur cette sphère ? C’est un regard que l’on peut porter sur la société ! Socialement donc, il est très important que les lycéens acceptent d’avoir ce regard : à leur âge, c’est un peu délicat, mais cela me fait plaisir que le projet du lycée leur propose cette expérience. Une expérience grâce à laquelle ils se disent : «  Moi je peux être là, j’ai ma place dans cette sphère collective, j’ai ma place dans cette déambulation collective, et j’aime ma place. ».
Carles Mas, professeur au Conservatoire inter-communal de Bar-le-Duc.
Vous pouvez retrouver une version filmée de cet entretien en fin de page Vidéos.